GEORGIENS (POÈTES)

GEORGIENS (POÈTES)
GEORGIENS (POÈTES)

En Angleterre, on désigne les périodes ou les écoles littéraires par l’adjectif formé avec le nom du souverain régnant: ainsi, le terme «georgien» s’applique à un groupe de poètes ou plutôt à une production poétique qui connut ses belles années sous le règne de George V, c’est-à-dire, en gros, pendant les deuxième et troisième décennies du XXe siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une «école» proprement dite, ni même d’un groupe concerté comparable à celui des premiers romantiques, mais de poètes puisant leur inspiration dans les mêmes thèmes, respectueux d’une certaine forme d’expression, et ayant des conceptions analogues sur la nature et la fonction de la poésie. Les frontières de la poésie georgienne ne sont cependant pas rigoureusement délimitées.

Naissance et définition

Le mouvement naquit à l’instigation d’un amateur, Edward Marsh (1872-1953) – plus tard sir Edward –, admirateur de Rupert Brooke (1887-1915), jeune poète qui s’était déjà acquis une réputation à l’université de Cambridge, et qui devait devenir célèbre, après sa mort dans l’île de Skyros, où il servait dans le corps expéditionnaire britannique du Proche-Orient. Marsh et Brooke conçurent l’idée d’une publication anthologique, qui stimulerait le goût défaillant du public pour la poésie et ferait connaître les jeunes talents. Ils intéressèrent quelques jeunes poètes à leur projet, qui reçut aussi l’assentiment des poètes établis. Harold Monro (1879-1932), lui-même poète, fondateur de la Poetry Review (1912) et de la Poetry Bookshop (1913), qu’il dirigea jusqu’à sa mort, entreprit la publication de la collection envisagée. C’est ainsi que parut, en 1912, le premier volume intitulé Georgian Poetry (1911-1912). Quatre autres suivirent jusqu’en 1922, année de la publication de La Terre vaine (The Waste Land ) de T. S. Eliot (1888-1965), poème qui sonna le glas de la poésie georgienne (encore que des poèmes de la même inspiration continuèrent de paraître) et l’avènement de la poésie nouvelle.

Le volume de 1912, à l’exclusion d’un manifeste, s’ouvrait par une brève préface affirmant que la poésie anglaise ne manquait ni de vigueur ni de beauté, mais que le public ne pouvait, faute de «loisir ou de zèle», choisir les meilleurs recueils. Il convenait donc qu’un bon échantillonnage lui fût proposé par des amateurs éclairés. Rien n’est plus difficile, en effet, que de reconnaître le vrai talent poétique.

En vérité, ce recueil, comme d’ailleurs les suivants, rassemblait une grande variété de goûts et de tempéraments. Trente-six poètes furent publiés, et si on n’y trouve pas les noms des prédécesseurs illustres, comme Thomas Hardy (1840-1928) ou A. E. Housman (1859-1936), l’auteur du célèbre Shrop- shire Lad (Un gars du Shropshire ), 1896, on y voit figurer D. H. Lawrence (1885-1930), qui venait de publier ses premiers romans, et la plupart des jeunes qui représentaient les tendances nouvelles. Cette variété eut pour résultat immédiat d’élargir le nombre des lecteurs que la poésie pouvait toucher, et de les convaincre qu’ils pouvaient entrer en communion spirituelle avec les poètes de leur temps.

Les thèmes

Quelle que soit la différence des talents individuels, tous ces poètes ont des traits communs. Aucun, à vrai dire, n’est de stature majeure, ni par la vigueur de l’inspiration, ni par l’originalité de l’expression ou la nouveauté des thèmes traités. Au point que, quelques années plus tard, lorsque deux d’entre eux, J. C. Squire (1882-1958) et Harold Monro, voulurent dresser le bilan de cette période poétique, ils mirent l’accent sur son caractère anthologique. «Est-ce une grande période, ou une minuscule?» demande Harold Monro dans sa préface à Twentieth Century Poetry (1928) – la plus copieuse des anthologies, où soixante-dix-sept poètes sont représentés, y compris ceux qui venaient de détrôner les georgiens –, et il ajoute: «Réponde qui pourra! Quelqu’un à qui je parlais me disait: «Ils ne sont tous que des personnes poétiques, pas des poètes. Qui les lira d’ici à un siècle?» A quoi je répondis: «Ils sont si nombreux que, d’ici un siècle, ils pourront paraître comme un poète composite...»

Réponse modeste et injuste, et pourtant... Si modernes qu’ils se veuillent à l’égard de leurs prédécesseurs édouardiens ou victoriens, ils se font de la poésie une conception commune qu’on pourrait retracer jusqu’aux romantiques, et même au-delà. La poésie est l’utilisation distinguée de la langue, pour exprimer des émotions simples, accessibles à une communauté linguistique, qui relèvent du domaine du cœur, facilitent la rêverie et prétendent affiner la sensibilité du lecteur. La distinction de la langue se marque dans le choix des mots, le respect des conventions poétiques, quelque mépris pour cet exercice de l’intelligence qu’on appelle en anglais wit , et un effort soutenu pour user de toutes les ressources musicales de la langue. Une telle conception du «poétique» est donc éminemment conservatrice; elle apparaît négative en ce qu’elle exclut les innovations trop hardies, les ruptures de rythme ou de syntaxe, les images insolites, et surtout le contact direct avec les préoccupations et les angoisses profondes de l’époque contemporaine. On songe à «Mon âme est une infante en robe de parade», ou encore à «Mon âme est un paysage choisi».

Le paysage choisi est ici la campagne anglaise telle que des siècles de poésie et le climat l’ont façonnée: prairies, feuillages et fleurs profuses, rivières enchanteresses et poissons scintillants. La nature, non pas déifiée comme chez les romantiques, ni personnalisée jusqu’au symbole, mais intimement perçue, est une source constante d’inspiration. La faune et la flore, les animaux et les oiseaux, typiquement anglais, hantent ces anthologies, où ils sont parfois l’objet de poèmes entiers. D. H. Lawrence, qui n’était certes pas un georgien pur sang, écrivit tout un volume sur ces thèmes: Birds, Beasts and Flowers (1929). Les phénomènes de la nature, suivant le cours des saisons, sont le fond du tableau où s’inscrit la méditation ou l’effusion, extatique sans excès, personnelle et touchante toujours.

C’est une poésie qui tourne le dos à la ville, qui fait peu de place à l’amour et à la passion, préoccupée de beauté, mais ignorant les thèmes métaphysiques. Les poèmes sont généralement courts, aux rythmes réguliers, à la diction suave, au vocabulaire un peu désuet et précieux; ils appartiennent au genre traditionnel des lyrics. Les symboles en sont clairs, la lecture facile. Poésie pleine de charme, sérieuse et triste, modeste mais un peu débile aussi, que le tumulte de la vie et de la pensée moderne n’atteint pas, et qui ne pourra survivre au prodigieux bouleversement de la Première Guerre mondiale, ni au renversement des valeurs poétiques opéré par Ezra Pound (1885-1972) et T. S. Eliot.

Cependant, nombre de ces poètes vécurent la Grande Guerre, certains même en furent les victimes; ce fut, pour les survivants, un réveil cruel. La nostalgie des paysages idylliques fait place à la sordide réalité de la guerre, et le public qu’avait enchanté le lyrisme prenant de Siegfried Sassoon (1886-1967), de Robert Graves (1895-1985) ou d’Osbert Sitwell (1892-1969) fut épouvanté de voir à quel point l’univers poétique avait brusquement basculé dans l’horreur. Les aimables georgiens ont ainsi contribué à rendre à la conscience anglaise le sens de la gravité du rôle que la poésie peut assumer.

Les poètes

Il n’est guère possible ici de rendre à chacun des georgiens la justice poétique qui lui est due. Les anthologies de Marsh contiennent trente-six noms, celle de Monro, soixante-dix-sept (pas tous du cru), une plus récente, celle de James Reeves, en retient une vingtaine, mais on peut en contester les lacunes. On se contentera de citer quelques noms.

A. E. Housman et Thomas Hardy sont, en quelque manière, avec William Butler Yeats (1865-1939), des précurseurs. A Shropshire Lad, le célèbre recueil de Housman, fut un livre de chevet pour les georgiens. Il évoque, avec une élégante économie d’écriture, les paysages de son comté et exprime avec distinction un pessimisme ironique qui a longtemps passé pour de la profondeur. Il est, au fond, un classique attardé.

Hardy, plus direct, plus rustique et plus robuste, a écrit de nombreux poèmes. Wessex Poems (1898) est le plus connu de ses recueils. Sur des thèmes ou des anecdotes de la vie rurale, plus souvent versifiés que poétiquement émouvants, il fait peser une méditation large, parfois empreinte de l’émotion d’une expérience authentique, d’où se dégagent des vues désabusées. Quelques-uns de ses courts poèmes («The Voice», «A Broken Appointment», «Neutral Tones») ont une réelle grandeur.

Yeats est, quant à lui, un poète majeur, dont la longue carrière, commencée en 1888 avec The Wanderings of Oisin , s’étend sur plus d’un demi-siècle. Le mouvement georgien ne peut guère le revendiquer, mais son vaste fleuve poétique a pu un moment mêler ses eaux aux siennes. Irlandais avant tout, mystique donc, et jusqu’à l’ésotérisme, il n’a de commun avec les georgiens qu’une aspiration vers la réalité supérieure de la beauté transcendantale qui donne à ses poèmes une intensité personnelle rarement atteinte par ses contemporains. Il prend aussi des problèmes de son temps une conscience dramatique qui va bien plus loin que la tradition romantique, et qui l’apparente aux poètes de la nouvelle génération.

Avec Walter De la Mare (1873-1956), nous entrons dans le domaine enchanté du rêve féerique, où toutes les ressources du langage, des rythmes, des images sont mises au service de la magie poétique. Il s’insère dans la tradition de La Belle Dame sans merci de Keats, visionnaire hésitant au seuil des mystères de la sorcellerie, de l’enfance, de l’amour, de la mort, dans des paysages peuplés de chuchotements et d’oiseaux qui sont autant de symboles, parfois ironiques, et la fonction d’une telle poésie semble, non pas de donner un sens à cet univers, mais d’agir à la façon d’une incantation. Nous sommes en retrait du monde, en deçà ou au-delà des choses perceptibles, et la sensation, tendue, subtile, arrive à la conscience comme dans une lente fantasmagorie du rêve où les questions restent en suspens. Symbolisme feutré, mélodies enchanteresses, et peut-être délectation morose à jouer de ces sortilèges.

Enfant chéri de la poésie, précoce et séduisant, Rupert Brooke aurait pu être un vrai grand poète s’il n’avait été frappé d’une insolation dans l’île de Skyros. Si on a été cruel pour sa réputation poétique (le critique F. R. Leavis en particulier), c’est qu’il a trop cédé à la facilité, offerte aux poètes par la langue anglaise, et versé dans une sentimentalité un peu mièvre en exploitant ses nostalgies (dans le fameux poème «Grantchester», qui évoque un coin de verger délicieux sur les bords de la rivière Cam, où les étudiants de Cambridge vont flâner en été), ou, au contraire, chanté de nobles sentiments patriotiques dans quelques sonnets de guerre, dont le plus connu, et sans doute le plus valable, commence par ce vers célèbre: «If I should die, think only this of me... » («Si je meurs, pensez à moi ainsi...»), et continue par l’évocation du coin de la terre étrangère où le soldat repose, terre à jamais anglaise...

Edward Thomas (1878-1917) et Edmund Blunden (1896-1974) furent l’un et l’autre des poètes de distinction. Thomas est un pastoraliste sincère, amoureux sans sentimentalité du paysage anglais, poète contemplatif des bois et de la forêt, qui exprime sans rhétorique des émotions intenses apparentées aux angoisses de la poésie qui suivra. La nature n’est pas pour lui un simple décor ni un refuge, mais stimule son interrogation douloureuse sur le sens de sa destinée. Des poèmes comme «Rain», «March», «October», «The Gypsy» ou «The Glory» sont tout frémissants d’une sensibilité qui sonne vrai.

Blunden, très connu pour son livre de souvenirs sur la Première Guerre mondiale (Undertones of War , 1928), et qui fut, à soixante-dix ans, élu professeur de poésie à Oxford, est lui aussi un poète de la nature. Plus artiste que Thomas, il crée un monde rural auquel il croit et donne vie. Sa distinction vient aussi du fait qu’il soigne son réalisme et sait accommoder ses rythmes au mouvement intérieur de son émotion. «The Pike» («Le Brochet»), son poème le plus connu, est une belle pièce d’anthologie.

Siegfried Sassoon méritait plus qu’une brève mention, parce qu’il est sans doute le meilleur des poètes de guerre. Son appartenance au mouvement georgien est fragile, car son humanité et son honnêteté intellectuelle lui firent bien vite abandonner les rêves kiplinesques d’héroïsme pour une vision horriblement réaliste de la guerre de tranchées. Le recueil Counterattack (1918) est le réquisitoire le plus violent qui soit contre la boucherie de 1914-1918, qui va plus loin encore que les révoltes de Wilfred Owen (1893-1918) ou de Charles Hamilton Sorley (1895-1915).

Bien d’autres noms devraient être cités, mais ils sont trop nombreux. Les poètes georgiens ont réconcilié avec la poésie un public qui s’en détournait. Ils touchent par leur sincérité et la chaleur de leur expression.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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